"Dans la forêt" : Où il est question d’hommes et de femmes, de fantôme et de limousine

Présents : Jean-Daniel, Emilie, Danièle, Sarah, Mouna, Teka, Grace, Zara,  Nadia.

 

Prélude 

Nous nous retrouvons à la fontaine de la Riponne. Un participant a pris le mauvais métro mais cela nous laisse le temps d’échanger sur cette drôle de sortie nocturne pour laquelle nous nous retrouvons. Nous sommes 6 femmes. Les participantes disent que leurs proches sont un peu inquiets de cette sortie : où vont-elles, à quelle heure vont-elles rentrer, quand faudra-t-il lancer les recherches et dans quelle direction si elles ne réapparaissent pas ?

 

On parle des risques et dangers. Y a-t-il des ours ? Des loups ? La pire bête dans les bois est… la tique ! Nous sommes bien équipées, chacune rit un peu jaune dans le soleil descendant. 

Il est également question du Ramadan, comment cela a été pour les 3 participantes qui l’ont fait, les personnes qu’elles ont accueillies dans cette période, combien de personnes à table en respectant les restrictions, les temps de prière… Les avis divergent sur l’importance d’aller prier à la mosquée. Pour l’une, ici en Suisse c’est important que les femmes y aillent pour faire partie de la communauté, contrairement au pays où c’est plutôt les hommes qui y vont. Pour l’autre, on peut prier à la maison, ce n’est pas si important d’aller à la mosquée… Mais ce moment qui rythme le calendrier liturgique revêt pour toutes son importance, surtout dans cette période de COVID qui fragilise les liens communautaires. 

Puis survient une question surprenante : combien y aura-t-il d’hommes dans cette sortie ? Je fais un bref compte et j’arrive à 3 sur 12. Je leur demande pourquoi et elles parlent d’un besoin de protection, si nous nous faisions attaquer ou si nous rencontrions un problème. Ce seraient donc les hommes qui devraient protéger les femmes ? Et de quel danger au juste ?

Et combien d’hommes pour une femme ? L’une propose un pour une, l’autre un pour deux, pour ma part nous sommes à égalité, ou alors c’est l’âge et la condition physique qui importe plus que le genre… La question sera posée à nouveau à la chercheuse en sociologie qui nous retrouve, puis aux artistes que nous retrouverons plus tard… 

Sur la place de la Riponne où restent aussi les marginaux et sans domicile, un homme mi-pèlerin mi-chasseur nous alpague, il nous invite à venir chez lui, nous donne son adresse, nous dit qu’il est en forme. A son départ, tandis que nous avons poliment refusé sa proposition, nous nous demandons dans quelle mesure sa proposition avait une connotation sexuelle… Je me demande si le thème de la Forêt Nocturne trouve ici son écho inconscient… 

Nous prenons le métro jusqu’à Vennes où nous attendent les 3 voitures qui nous permettront de rejoindre le lieu de la promenade nocturne. Dans les voitures des sous-groupes se forment. Dans la nôtre nous mentionnons les voitures de luxe, 4*4 hybride intérieur cuir blanc vs modeste voiture 5 portes, et la fois où en allant faire un contrôle médical l’une des participantes s’est fait payer un taxi Uber par sa fille qui avait pris les clefs de la voiture : celui-ci s’est avéré être une limousine…  En connexion à Cendrillon, un univers de contes accompagne la phase d’approche. 

Introduction

Une fois les véhicules garés, un accompagnant aux cheveux blancs se présente comme l’un des concepteurs du parcours. Massimo Furlan, aussi truculent que sa compagne est discrète, nous présente sa vision du théâtre, ses précédentes créations, dont Les Italiens. Danièle, relais de l’association, fait le parallèle avec l’histoire de l’une des formatrices de Lire et Ecrire: ses deux parents sont venus d’Italie pour construire la Suisse, ont appris à lire sur le tard, et elle a décidé d’œuvrer à cette émancipation en devenant formatrice au sein de l’association. Tandis que différentes personnes s’insurgent contre la politique d’attribution des permis de la Suisse dans les années 60, en interdisant aux saisonniers des regroupements familiaux, un participant fait le lien avec la situation actuelle, dans laquelle la Suisse attribue les permis en fonction de son besoin de main d’œuvre et non en considérant les besoins des requérants. 

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Massimo nous présente aussi la genèse de ce projet sur la Forêt, premier pas d’un triptyque. Il parle d’une déconnexion progressive de la nature, qui nous amène à dire « c’est beau » sans connaitre les essences ni se prêter à une vraie rencontre avec notre environnement. Il veut aussi gagner du temps afin de nous trouver dans l’obscurité le plus possible. Nous entamons la marche d’approche à proprement parler.

Le guide mystérieux

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Surgit des buissons un grand homme barbu dans la trentaine, à qui une participante demande s’il s’est perdu. Mi-GI, mi-messie, celui-ci répond d’une voix blanche qu’il va être notre guide pour ce soir. Durant 7km, il nous demande de le suivre, en file indienne, en mettant nos pas dans les siens, comme les loups suivent le mâle. Il exige également, et sans un sourire, que nous cessions d’utiliser nos téléphones ou toute autre source lumineuse, que nous n’échangions pas une parole ni une remarque, qu’en cas de problème nous fassions remonter la file par un petit signal et qu’il viendrait nous secourir.

Le groupe, inquiet et agité, ne sait pas vraiment si c’est du lard ou du cochon. Des rires tendus fusent, je me sens gênée devant ce rapt de parole et demande combien de temps ça va durer. On me répond « 7 kilomètres ». Cela me semble énorme et je me demande si nous sommes déjà à pieds joints dans la fiction. Le passage du portail signifie l’entrée dans ce monde de la forêt, et nous commençons la marche vers 22h.

La balade

Puisqu’il n’est pas question de se parler dans le temps qui suit, cela restera une expérience forte et secrète pour chacun, dont nous ne parlerons qu’a posteriori. 

Objectivement, nous avons traversé des pentes herbeuses, des sous-bois, nous avons marché sur des bandes de routes bétonnées, nous avons passé des portails.

Nous avons vu deux feux très hauts à 20m de distance, nous avons glissé dans la boue, admiré les étoiles et branchages, senti des odeurs.

Nous avons fait des pauses, écouté le guide nous parler de la communication entre les arbres et du paysage dans les temps anciens, nous avons été approchés par des vaches.

Nous avons trébuché.

Nous nous sommes assis une fois, tandis que le guide nous racontait ce qu’il se passait lorsque le spectacle se jouait en tant que tel : fumigènes, lumières, musique, danse avec des cornes de cerf.

Nous avons entendu un air d’opéra, très lointain.

Nous avons vu le fond d’écran de notre guide qui utilisait à de rares moment son téléphone pour éclairer un passage ou retrouver son chemin.

Nous avons fait des pauses silencieuses, nous avons glissé sur des racines.

Nous avons entendu la cavalcade d’un chevreuil au sortir d’une clairière et ses aboiements fâchés, tout près.

Nous nous sommes fatigués, nous sommes montés, descendus.

Nous avons franchi un petit fossé sur une planche, et là notre guide a dit : « Ici s’arrête ma visite, je retourne dans la forêt ».

Des discussions, rires et éclats de voix ont surgi après sa disparition, nous avons partagé nos expériences dans la marche goudronnée soudain facile pour retourner au parking.

Nous avons terminé à 1h du matin.

Retour à la civilisation

Quelques instants plus tard, notre « guide » nous rejoint avec une voix bien plus détendue, son personnage l’a quitté, nous rions ensemble en échangeant nos impressions.

Les accompagnants nomment le chevreuil qu’ils savent avoir une couche dans cette clairière. Nous l’avons dérangé.

Nous répartissons les voitures afin de ramener chacun chez lui. Nous retrouvons les lumières de la ville, la vitesse et l’environnement urbanisée après cette immersion en forêt.

Le lendemain, nous nous échangeons des messages, des photos, et le rendez-vous est pris pour le samedi suivant, durant lequel nous prenons le temps d’entendre chacun·e sur ses impressions. 

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Impressions croisées, verbatim 

  • J’ai beaucoup aimé, le côté spirituel de cette expérience m’a nettoyée, éveillée au partage avec la nature. Je suis une personne émotive, je pleure facilement, et là j’ai ri, je me sentais bien. On voyait les arbres et les étoiles, cette nouvelle expérience était riche pour moi.
  • C’était aussi comme un passage vers la mort, comme le paradis, suivre cet homme mystérieux dans le noir… 
  • Les vaches étaient fâchées ou curieuses quand elles sont venues nous voir. Le chevreuil lui était fâché, c’est sûr, il criait « les intrus sont là ! ». Et toi, à côté, tu apprends à te taire, et à respecter tes voisins. Tu n’as pas peur, tu attends qu’il ait finit de râler, comme avec les gens qui se plaignent, ils veulent juste que tu les écoutes. 
  • On a un peu galéré, trois heures de marche, on avait les pieds mouillés.
  • On a eu un vrai partage, on était ensemble même si on ne parlait pas, le groupe était là en appui. Comme les vertèbres d’une même colonne. 
  • Ce jour-là le ciel était magnifique, la lune était presque pleine. J’avais jamais vu le ciel comme ça, et quand on est revenus en ville il n’y avait plus d’étoiles. 
  • J’étais devant, je n’ai pas eu peur en voyant l’animal fuir. Je ne l’ai pas vraiment vu, juste une forme devinée, il m’a parlé, c’était magnifique. Le guide était dur et l’être humain veut de la douceur. Je prenais des photos et il m’a dit non, il donnait des ordres comme à des soldats. Il ne nous met pas à l’aise, c’était sa façon. 
  • Je n’ai pas aimé cette manière autoritaire et infantilisante de nous interdire de parler. Et aussi ce présupposé qu’on ne connait pas plus que 2 ou 3 essences dans la forêt. Il peut dire ça pour lui mais pour nous il n’en sait rien. C’est vraiment un délire d’habitant urbain qui généralise sa prise de conscience. 
  • Son attitude m’a gênée. Il n’y avait pas de place pour nous, il avait l’air grave et tout était interdit. 
  • Je le connais ce comédien, alors moi je sais que c’est un mec sympa, j’ai compris tout de suite son jeu, son personnage. Pour moi cette entrée était plaisante.
  •  On était comme des enfants. Il faut être sévère, tout à coup on marche doucement et les téléphones sont interdits.
  •  Quand il est revenu, c’était une autre personne, c’est là que j’ai compris que c’était un acteur.
  •  Moi franchement je me suis dit c’est un fantôme, pas un être humain. Il ne souriait pas, il arrive de nulle part, il voyait dans le noir là où moi je ne voyais rien.
  •  Mais comment il voit ?
  •  Il a dit « encore 10’ » et on a marché plus que ça. Il ne nous disait pas la vérité.
  •  J’aurais aimé un conte, pas des explications que je peux trouver dans un livre. J’aurais aimé qu’il soit plus accueillant, pas un donneur de leçon comme ça. J’aurais aimé qu’au lieu de nous raconter son moment de spectacle il nous propose une expérience : toucher des cornes de cerfs, nous faire écouter sa musique moyennageuse, même qu’il danse dans le noir…
  •  Ca m’aurait un peu relancé qu’il nous guide sur les sensations, odeurs, toucher du sol. On ne pouvait même pas s’arrêter quand on le pouvait, on ne pouvait pas être sauvage. Après un moment j’étais plus pris par mes problèmes personnels : le bruit de ma veste qui frotte, est-ce que j’ai les pieds mouillés…
  •  J’ai été courageuse. J’ai eu peur dans le noir, je tenais la veste de Nadia. On a dit des phrases du Coran pour nous protéger, parce que quand on rentre dans cette forêt il y a des esprits alors on devait se protéger. On a dit ça toutes les deux. Pour nous les musulmans les fantômes existent, on a dérangé les djinns de la forêt alors j’ai dit des prières.
  •  J’ai adoré sentir le chaud et le froid, les odeurs, on était très connectés.
  •  J’ai aimé l’effort et que ce soit long.
  •  J’ai eu beaucoup de questions autour des feux. Ce projet se veut réaliste mais finalement on n’en a rien fait, ce n’était pas ouvert sur le réel et ce qui se présente ce jour-là.
  •  C’était long, on s’est pas reposés. J’en avais marre de marcher, on ne parlait pas, on était dans la terre mouillée. C’était long à la fin.
  •  J’avais peur de la panique des autres.
  •  Je me sentais en sécurité.
  •  Moi j’ai des problèmes d’équilibre quand je ne vois pas, je titube, c’est l’oreille interne. J’avais peur de cette sensation, mais je n’ai pas eu le choix de décrocher, arrêter l’analyse. Je dois me connecter à mes pieds, le lâcher prise est compliqué. J’ai confiance dans ce qui m’entoure, mais pas en moi, je ne peux pas contrôler. C’était fort aussi de ne plus se voir, mais de se sentir.
  •  J’ai aimé l’expérience, comme au Moyen-Age. Je me suis dit que là sans électricité la vie est quand même là. J’ai aimé son introduction sentir les pieds, et que les humains se sont éloignés de la forêt, et qu’on en veut plus de la forêt.
  •  J’ai aussi pensé aux moments où les hommes n’ont pas le choix que de marcher dans la forêt la nuit sans lumière : l’exode, la fuite, l’exil.
  •  Dans la forêt, on était dans la forêt naturelle.
  •  On prend le temps.
  •  J’étais contente d’être là, avec vous.

Parcours lié