Ecoute de sons : Où il est question de biométrie, de cimetière et de Broadway

Présent·es : Thierry, Jean-Daniel, Emilie, Sarah, Mouna, Teka, Grace, Zara.

Prélude 

Une prise de contact individuelle avec chaque participant·e permet de rappeler notre rencontre et la consigne étrange de capturer 3 sons ayant pour thème : « la forêt », « le contraire de la forêt », « chez moi ».

Deux participantes ne savent pas comment enregistrer sur dictaphone, elles pensent qu’il faut une application spéciale. L’une propose de demander à ses enfants qui sont bien informés. L’autre se fera expliquer par la chercheuse lors de notre rencontre. 

Notre rendez-vous est situé comme la dernière fois à la batterie du Flon, où nous voyons que l’eau seule joue sa musique, tandis que les hommes ont disparu - peut être lors d’une Apocalypse. Tout le monde est en avance ou à l’heure, et nous mentionnons que ce quartier est celui du contrôle des habitants, et du service passeport quand on veut faire son laisser-passer biométrique, ce qui est une obligation aujourd’hui : qui s’y soumet, ou pas ? L’occasion pour chacun·e de mentionner son temps en Suisse (une personne sur 6 est « seulement » suisse), et l’obtention ou non de sa nationalité helvétique… Nous nous rangeons par ancienneté en Suisse, entre 20 ans et 7 ans ici. Certains ont la double nationalité, d’autres attendent encore, d’autres font leur passeport pour au cas où il faudrait partir vite en dehors de l’Europe, voir la famille… Nous profitons de ce soleil rare ce printemps avant de rejoindre Thierry et Jean Daniel à l’HEMU toute proche.

Encore une fois, la première pour certains, nous parcourons ces couloirs pour gagner une salle plus grande que la dernière fois, un genre d’aquarium moderne impossible à aérer, Minergie oblige.

Jean-Daniel nous accueille en rose, Thierry en gris, nous faisons état de notre discussion qui parlait de nationalités, avant de nous présenter en un rapide tour de table : en effet, les règles ayant été très restrictives au début du parcours, les participant·es ne se connaissent pas tous. Une participante à la mémoire vive reconnaît les visages de la toute première séance d’information en automne. Nous reparlons également du point commun de fréquenter l’association Lire et Ecrire, les relais avec qui nous sommes en contact (Danièle, Dominique) même si cette fois elles ne sont pas présentes. Sarah, assistante de recherche en sociologie, se présente, ainsi que Jean-Daniel et Thierry artistes impliqués dans ce parcours, chacun parle de son intérêt, sa famille, parfois son origine et les difficultés de voyager et se relier en temps de corona et directives sanitaires contradictoires et changeantes.

Nous situons cette rencontre comme la troisième du parcours, vers une création sonore qui sera terminée le 2 juillet. Les prochaines rencontres sont décrites, et les participant·es qui ne peuvent pas venir sont cité·es.

Tandis que nous parlons de la future sortie du 28 mai comme une marche dans la nuit, les participant·es demandent si nous aurons « la petite lumière là, la torche » pour marcher dans la nuit… L’idée d’une expérience de marche nocturne inquiète un peu, puis nous nous demandons comment accéder là-bas, quel bus prendre, quel métro, les souvenirs de traverser Lausanne ou de se rendre à Sauvabelin, lieu de promenade. Une participante habite tout près, elle dit que c’est agréable cette forêt, il y a la Tour, les animaux, et « des histoires » aussi sur ce qui se passe. Mais n’y a-t-il pas toujours des histoires dans les forêts ?

Une autre mentionne une traversée nocturne d’un cimetière qui lui a fait très peur en accompagnant quelqu’un par là-haut. L’aspect inquiétant de notre future sortie, ou de notre thème, semble se frayer une forme dans les anecdotes…

Au menu de ce jour :

  • Un jeu pour se connaître
  • L’écoute des sons que chacun a apporté
  • Un concert médiation par des étudiants de l’HEMU.

Pas de deux

Jean-Daniel nous propose de commencer en nous mettant « en corps » : en cercle, un petit pas de danse de 6 temps vers la droite, puis vers la gauche (ouvre, croise devant, ouvre, croise derrière, ouvre, ferme). Si certaines enlèvent leurs vêtements, d’autres gardent vestes et sac. C’est parfois difficile de partir du bon pied : en cercle, la droite est-elle la même pour tout le monde ? Comment trouver un rythme si on est tout à la concentration dans les pieds ? Peu à peu à force de répétition, certains s’approprient cette danse. Surtout, comme propose Jean-Daniel, si nous nous mettons à deux pour le faire face à face, puis avec de la musique, en jouant avec les rythmes et les regards, pendant 15 minutes…

 

 

Nous changeons quelques fois de partenaires. Est-ce possible de regarder l’autre dans les yeux si nous n’avons pas le même genre ? Est-ce facile de rentrer dans le jeu, l’écoute et les variantes, si nous avons une consigne au début ? Cette étrange musique rythmée par moment est-elle celle qui nous guide ?

Que faire de ce poteau au milieu de la salle ? Et si on l’intégrait dans notre duo pour se cacher et se dévoiler ? Certains duos parcourent l’espace horizontalement tandis que d’autres traversent dans l’autre sens, ce qui donne lieu à d’épiques collisions.

Certaines danses sont délicates, douces, intègrent des arrêts ou suspensions, on guide et on est guidé, on parle puis plus du tout, on rit, on se trompe, on recommence, on change de partenaire, on accélère, on propose des variantes dans les temps intermédiaires, on enlève une couche ou deux de vêtements, le masque nous étouffe un peu, les regards crépitent, on a chaud, on se fatigue… On se ferme, aussi, parfois.

Une participante dévoile qu’enfant elle rêvait de faire de la danse, et reconnaît la beauté chez sa partenaire, sans voir sa propre grâce dans le mouvement, les stops, le jeu de regard et les enchaînements. Peut-on voir son propre talent derrière le renoncement ?

Ecoute des sons capturés

Finalement nous réinstallons les chaises pour l’écoute des sons : Jean-Daniel propose un passage au micro, face à un public aligné en face de celui qui présente. Il propose de nombreuses consignes :

  • On introduit le premier son de la forêt en racontant quand et où on est, et tous les souvenirs que nous avons de ce moment.
  • Pour le son « pas la forêt », on écoute d’abord et les auditeurs disent ce qu’ils entendent et reconnaissent et pensent.
  • Pour le son « chez moi », c’est Jean-Daniel qui posera quelques questions auxquelles on répondra.

Il est proposé aux auditeurs de fermer les yeux lors de l’écoute pour augmenter la qualité de perception, ce qui sera rendu difficile par les problèmes techniques et la durée de manipulation qui gomme la frontière entre la préparation de l’écoute et l’écoute elle-même.

 

 

Pas facile, de commencer par un monologue suivi, au micro, face à tout le monde. Un peu intimidant, même, quand on n’a pas l’habitude de parler en public, d’être entendu. Le micro transforme, déforme, éloigne et amplifie la voix.

Le premier participant est allé « réfléchir dans les sons » en allant en forêt, proche de chez lui, spécialement pour l’occasion. Le locuteur devient conteur, il scande au micro et interpelle les auditeurs en traduisant le chant des oiseaux qui disent aux hommes « arrêtez de détruire mon habitat, arrêtez votre bruit », leurs chants sont pour lui une manifestation contestataire, le micro devient un mégaphone. Jean-Daniel fait le lien avec le thème du film Pompoko que nous avons vu la fois précédente, alors que ce participant n’y était pas.

Le deuxième son est un chantier bruyant en face de chez lui. Les auditeurs croient reconnaitre des machines, un quai de déchargement, des travaux, une usine. Peut-être alors son interprétation du chant des oiseaux était sa propre fatigue de ce bruit permanent.

Le troisième son, « chez moi » est un morceau qu’il a joué sur un instrument traditionnel, sorte de calebasse qui fait caisse de résonnance avec des tiges en métal qui sont frappées. Il le nomme le « likembé », et nous offre à la fois une rythmique et une mélodie. Ce participant féru de musique africaine et européenne connaît bien des choses. Originaire de Kinshasa, il est aussi passé par Brazzaville puis l’Angola avant de venir en Europe. Alors que nous parlons des musiques à la pause cigarette, il reconnaît que la musique de « Kin » influence majoritairement toute la musique d’Afrique de l’Ouest, dans ses sonorités et ses thèmes. Il connaît la musique de Bonga Angola, « militant lui aussi », et ici il compose de la musique et chante en lingala. Un concert est prévu pour bientôt. Et si la musique est omniprésente en Afrique de l’Ouest, il dit que, « comme la drogue », c’est pour mieux « occuper les gens et endormir les consciences politiques ». En Europe Jules César n’avait-il pas fait un programme politique de la dyade « du pain et des jeux » ?

La deuxième participante nous fait entendre le lac, les oiseaux qu’elle a enregistrés lors d’une promenade dominicale. Elle relève l’émotion que lui a procuré le fait de voir des gens rassemblés, heureux, se promener, être dehors. Comme une réparation après les temps d’isolement et d’enfermement du corona. Elle dit que ce son de nature nous recharge, nous ressource, pour elle c’est ça « la forêt ». 

Le deuxième son est un étrange gargouillis liquide. Nous pensons à un évier, de la vaisselle, une douche, la pluie dans les canalisations. En réalité, une participante reconnait le son de la bouilloire, le son « rassurant » de chez soi. C’est la promesse d’un café ou d’un thé, quelque chose qui se prépare tandis qu’on peut aller prendre sa douche ou mettre la table. C’est une activité domestique, celle du temps pour soi, par exemple le matin quand on n’est pas trop pressé, avec la promesse d’une journée à venir. 

Le troisième son ne peut être écouté fort, faute de câble adapté pour amplifier une vidéo. La participante passe succinctement la vidéo devant les yeux de l’auditoire : devant sa fenêtre. On y voit un arbre rose, pleinement fleuri, qui accueille le chant des oiseaux. Cette consigne de capturer des sons du quotidien nous offre l’opportunité, comme la poésie, d’écouter autrement le son de notre vie de tous les jours, une nouvelle approche sensible de ce qu’on croit connaitre.

La troisième participante nous fait écouter directement sur son téléphone ses 3 sons, après plusieurs minutes passées avec Jean-Daniel à essayer de partager, envoyer, connecter, amplifier le son : sans succès. Il est aussi difficile de parler au micro, d’autant que la voix nous parvient suffisamment sans amplification. Comment pouvons-nous comme organisateurs faire la part des choses entre les consignes, les contingences techniques, un même traitement exigeant et de qualité, et les limites du temps précieux passé ensemble ?

 

 

Elle nous fait entendre le chant des oiseaux, qu’elle a demandé à sa fille d’aller enregistrer dans la forêt toute proche la veille, tandis qu’elle devait faire à manger. Nous entendons les oiseaux et un ruisseau qui coule.

Le deuxième son nous fait écouter la pluie qui coule des chéneaux, nous le reconnaissons car il est familier dans ce printemps très pluvieux.

Le troisième son est le vent qui souffle, occasionnant sur le micro comme des coups, un son grave et irrégulier. Elle nous dit alors que ces sons ont été trouvés sur YouTube, ce qui nous vaut un grand éclat de rire devant cette prise de liberté révélant l’implicite : « Tu n’as pas précisé que ces sons je dois les enregistrer moi directement, alors je peux aussi prendre de YouTube ces sons ! ».

Thierry nous introduit brièvement la présentation du concert-médiation qui va suivre : trois étudiants de l’HEMU vont présenter leurs instruments et une dizaine de morceaux de « musiques du monde ». C’est une première pour eux, avant d’aller la semaine suivante dans une école présenter la même chose à des élèves. Nous les rencontrons après une petite pause.

Ecoute du concert

Ben à la clarinette, Edwin à la guitare, Maïana à la contrebasse et violoncelle.

 

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Les jeunes musiciens arrivent et s’installent avec quelques minutes de retard. Souriants mais tendus, ils présentent leurs instruments et le morceau d’introduction. Ce qui frappe, c’est l’avalanche de mots techniques ou spécifiques pour présenter ce morceau de jazz : les « standards », « Broadway », « interprétation », « déconstruction », « reprise du thème ». Amnésie de l’expert ou volonté de ne pas prendre le public pour des ignares ? Carapace de légitimité ou véritable intérêt de transmission ? On voit que pour des musiciens sensibles dont le langage est justement la musique, parler en public, partager des regards et mettre en mots, avec des adultes inconnus, n’est pas le plus simple des exercices.

 

 

 

Nous nous promenons à travers les morceaux, les lieux et les époques. Nous écoutons un chorro brésilien, puis une musique argentine qui accompagne la chanson Alfonsina y el mar, écrite par Ramirez et Luna, et reprise mondialement au fil du temps, notamment par Mercedes Sosa, Nana Mouskouri, ou plus proche de nous par Bernard Lavilliers et Florent Pagny. Tandis que la participante latinoaméricaine reconnait le morceau et le film, les participants identifient l’émotion nostalgique et douce de ce morceau, qui nous invite plutôt à « pleurer qu’à danser », contrairement au premier morceau. Une participante mime et parle de la chair de poule, du frisson que lui procure cette musique. La contrebassiste nous raconte qu’elle narre le suicide d’une poétesse tessinoise émigrée en Argentine au XIXème siècle, féministe, socialiste et postmoderniste, fascinée par la mer et la mort, tourmentée, qui finit par mettre fin à ses jours dans la vie par noyade comme dans ses poèmes.

Nous mentionnons alors la différence de voir des musiciens jouer en vrai, de si près, la valeur ajoutée des regards, de ces instants de silence et connexion juste avant de commencer, de l’importance des échanges de regards qui ne se voit sur aucun disque, aucune playlist… C’est le « mariage » des 3 musiciens et de leurs instruments qui nous émeut, un partage « intime » selon certains.

Pour observer ce qui pourrait changer, Thierry propose que le clarinettiste, mobile et peu contraint par son instrument, change de place pour mêler les artistes au public. Il nous présente son instrument de manière plus approfondie : anche, ébène, souffle. Nous remarquons qu’il est un des seuls à ne pas porter de masque, que notre rapport à la bouche a été transformé avec le port du masque en temps de corona.

 

 

Le guitariste nous joue ensuite un morceau de sa composition, qu’il a « inventé » lui-même, basé sur la musique qu’il aime écouter. Il peut composer tant pour plusieurs instruments différents du sien (saxophone) que pour son propre instrument. Places I’ve never seen nous emmène directement dans les plaines du Midwest, le vent souffle et l’espace est immense, il nous parle d’endroits qu’il n’a pourtant jamais vus, basé sur des images ou des émotions liées à la musique. Il nous présente ensuite des sons de son instrument, la guitare électrique, instrument « versatile » et des pédales et manettes pour le modifier. Précis dans ses mots, il nous propose son vocabulaire propre pour rendre en mot ce que sont les sons : cristallin, clair, aigu, enfermé, étouffé, rond, brillant. Des questions sur des mots des participants pour décrire les sons, ou les images liées à un morceau auraient pu découler de ce partage.

Nous passons à de nouvelles écoutes : un morceau gai pour flûtes irlandaises joué par la contrebasse, qui fait vivre le répertoire traditionnel. Un morceau de musique klezmer qui permet à la clarinette de jouer sur le son « soufflé », contrairement à un morceau classique qui cherche un son « droit », l’exploitation des sons suraigus et des « glissando » contrairement aux mélodies qui « donnent à dormir ». Le dialogue, même avec des mots impuissants et imparfaits, permet par différenciation des écoutes une familiarité que l’écoute contemplative-passive ne permet pas.

 

 

Une écoute de la musique de Mozart et de Bach nous permet de mentionner la question de la notation de la musique, ce qui semble intéressant pour ces participants qui à Lire et Ecrire approchent la culture écrite des mots et textes. Les compositeurs écrivent les notes, parfois des indications de comment les jouer. Bach, par exemple, doit produire tellement de musique baroque qu’il ne laisse « que des notes », et à cette époque tout le monde sait implicitement comment le jouer. La musicienne compare cette production culturelle quantitative à celle des séries actuellement : la boulimie du public et le succès augmentent la production.

 

  

Nous clôturons avec un petit quart d’heure de retard, en remerciant les musiciens. Plusieurs participants sont comme immergés dans leur monde intérieur, d’images et d’émotions, suite à cette écoute. Une participante remercie pour ce « cadeau », cette écoute « variée, près de vous, qu’on n’a pas tous les jours », ce voyage dans « un autre monde, plein d’émotions, ce qui nous fait fermer les yeux non pas pour dormir mais pour mieux les sentir ». Un autre participant parle des belles « histoires invisibles » que la musique nous offre.

 

 

 

Parcours lié